Une promenade - 2021


Étrange promenade en forêt que celle-ci, où seul et trouillard j’imagine l’irruption d’une bête - serpent ou sanglier ? - à chaque mètre et où apparaît au détour d’un chemin, bien immobile, une peau. Je dis une peau car bien que proche, je la distingue mal, elle est informe, ne ressemble à rien de connu. Quelle est cette chose ? Et comment va-t-elle me manger ? Pourquoi ne bouge-t-elle pas ? Ne devrait-elle pas cavaler ? Ou au moins me charger. Mais non, elle reste là, immobile, et pourtant je sens qu’elle vit. Je ne l’intéresse donc pas ?

La nature me fait peur, et me dégoûte. Je la connais mal, et c’est réciproque : nous nous visitons peu. Mon cerveau cherche donc ce que peut être cette peau, ce poil. Quel animal a des taches blanches et marrons et vit en forêt ? Et non, je ne trouve pas, et étrangement je décide de m’approcher et non de m’enfuir. C’est dans de tels moments, je me rends compte, qu’on sent qu’on mûrit.

Je contourne un arbre et finit par comprendre : j’ai découvert un veau.

Tout petit, recroquevillé autant que possible sur le bord du chemin. Mon instinct ne m’a pas trahi car je vois qu’il vit. J’ai bien fait de me méfier.

Je lui tourne autour, à dix mètres. Il m’a entendu mais ne daigne pas tourner la tête. Vexé, je m’approche et il souffle, mais il ne me craint pas, il a d’autres choses à faire : mourir.

Car il n’y a aucun doute. Ce petit veau meurt, alors qu’il n’a l’air ni blessé ni particulièrement frêle. Il semble s’être posé là pour attendre son heure comme un vieillard qui dirait à Dieu « maintenant ça suffit, prenez-moi ».

Je le regarde, un temps interdit. A quelques pas de lui, je lui chuchote que je vais me rapprocher, qu’il n’a pas à avoir peur. Pour tout dire, c’est moi qui reste sur le qui-vive. Un veau en pleine forêt, ça sent au mieux la grosse blague, au pire le traquenard, et je m’attends à ce qu’il crie « Bouh ! » à chaque instant.

Il me regarde en retour, interrogatif et las. Courageux - j’ai 34 ans - j’approche ma main de son pelage, et lui dis que je vais le toucher. Je pose ma main sur son dos, et il frissonne. Il est doux, il est propre, il est beau. Je le caresse et me rapproche de sa tête, et même si c’est peu, il réagit. Je lui gratouille les oreilles, et je lui parle, en lui disant qu’il n’est pas seul, que je vais m’occuper de lui.

Je lui tapote l’arrière-train, et ses pattes. J’essaie de voir s’il a un problème moteur. Pour être honnête, je n’en sais toujours rien. J’écris à mon cousin chez qui je suis en weekend. Je lui envoie une photo du veau, lui dis que je ne sais que faire. Il me répond qu’il prévient l’éleveur voisin.

Je reste alors avec le petit, et de temps en temps il me montre que, ok, peut-être qu’il va faire un effort. Il essaie alors de bouger ses membres, et c’est un fiasco systématique. Un veau, ça s'ankylose ? Mais il reste calme, tellement calme. Je me dis que peut-être que ce qu’on dit est vrai : les animaux se cachent pour mourir. Et que là, disons-le, je l’emmerde.

Les minutes passent, et je me rends compte que ça fait une heure que je suis avec lui, et que mon train m’attend bientôt. Je ne veux pas le laisser. Mon cousin me presse par message car on doit manger. Il n’y a rien à faire d’après lui - l’éleveur viendra le chercher-, et il faut que je rentre.

Étrange promenade en forêt que celle que je me suis imposée. Pour voir du vert et prendre des photos différentes de mes portraits habituels, de mes amis et de ma famille. Et me voilà en train de photographier cette créature pas à sa place, à lui tirer le portrait à elle aussi, dans ce moment si intime. Je me trouve vulgaire, indécent. Et aussi dans mon rôle.

Je lui dis longuement adieu. Je m’excuse aussi de l’avoir interrompue pour finalement l’abandonner. Je pense à mon frère, mort seul, et que j’ai peut-être abandonné lui aussi, après avoir fait ce que je pouvais.

Puis je pars, en me retournant plusieurs fois. Le veau n’a pas bougé.

Quelques mètres plus loin, le chemin de la forêt se met à longer un champ. Des vaches paissent. Le barbelé est cassé à un endroit. Le petit a dû passer par là. Je suis un peu choqué par la tranquillité animale des bovins devant moi.

Dans mon train, je reçois un message de mon cousin. “Le veau n’est plus là”.

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